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20 octobre 2009

« Et qui est mort et qui ne l’est pas ? » (Ezra Pound)

800px-Halloween.JPGCet été, je n’ai pas été entièrement satisfait de mes lectures et ce n’est pas le marronnier de la rentrée littéraire qui risquait de me combler de ses fruits. En plusieurs décennies, je n’ai pas le souvenir d’avoir lu un seul livre des différentes rentrées littéraires en édition brochée. Mes lectures ont pour gisement le poche et l’occasion et je ne m’aventure du côté des nouveautés que dans la petite ou microédition voire par le canal du service de presse. Seule exception, la volonté mûrement réfléchie de me procurer ce que j’appelle un livre par moi élu ou attendu. Cela ne m’empêche évidemment pas d’abuser de la presse péri ou paralittéraire, même si je ne suis presque jamais ses avis.

Ne pas tomber sur les bons livres au moment où j’en ai besoin ne serait pas grave si cela ne réveillait pas tout de suite en moi la très désagréable sensation de ne pas être vivant, sensation que j’éprouve encore plus profondément dès que me parviennent les bribes du radotage permanent qu’on appelle les informations à la radio et à la télé, ces chroniques de la non-vie censées refléter nos préoccupations quotidiennes débitées dans un vocabulaire dont tous les mots sont truqués ou vides de sens. Dans ces informations qui n’en sont pas et dans lesquelles j’inclus la publicité, je trouve encarté dans un hebdo culturel un dépliant où le mot « joie » est répété à satiété à seule fin de fourguer de la bagnole et encore de la bagnole. On a la « joie » qu’on peut...

Heureusement, dans le courrier des lecteurs du même hebdo, cette apostrophe d’un correspondant, Rémy Aune : « Esclaves... qui vont faire leurs courses le dimanche dans un supermarché désormais ouvert, qui dorment avec leur portable et sont incapables de l’éteindre, qui se battent lors des soldes pour un objet ou des vêtements superfétatoires, qui marchent dans la rue la bouche ouverte, le regard vide, l’œil bovin et les oreilles explosées de bruit, qui campent trois jours devant une salle de concert, qui achètent mille fois son prix le maillot d’une équipe de football, qui s’endettent pour un écran plat, à tous ces esclaves qui se croient libres, je suggérerais la lecture du texte d’Etienne de la Boétie : Discours de la servitude volontaire. »

J’ai toujours aimé aborder les œuvres littéraires par le biais des musiques qu’elles inspirent parce que la musique a autant d’importance pour moi, parfois plus, que la littérature. Je n’ai pas procédé autrement lorsque j’ai découvert, voici bien des années, Le Lieutenant Kijé de Serge Prokofiev, œuvre composée d’après la nouvelle de Iouri Tynianov, et Le Coq d’or, l’opéra de Nikolaï Rimsky-Korsakov, d’après le conte de Pouchkine. Dès que mes explorations littéraires marquent le pas, je retourne à la mise en perspective de ces chefs-d’œuvre dont le sens n’en finit plus de ricocher. Je ne peux évoquer les auteurs russes qui me parlent le plus sans évoquer Nikolaï Gogol, notamment ses Âmes mortes.  Malgré leur part d’engagement politique contestataire, Le Lieutenant Kijé, Le Coq d’or et Les Âmes mortes restent avant tout des créations artistiques d’une portée bien supérieure et sont des œuvres ironiques à propos desquelles on pourrait citer Ezra Pound  : « Et qui est mort et qui ne l’est pas ? » . Question que posait Pier Paolo Pasolini en pleine société de consommation  au vingtième siècle : «  Ce nivellement culturel auquel le fascisme n’avait pu parvenir en vingt ans, la civilisation du bien-être l’a obtenu en quelques années seulement. Nous sommes tous morts et nous ne le savons pas encore... » Question d’une lancinante actualité dans nos pays riches en ce début du vingt-et-unième siècle.

Note : Le Lieutenant Kijé est un officier inexistant (au sens propre) né d’une ligne fautive dans un registre de la bureaucratie tsariste. Personne n’osant avouer la coquille à l’origine de l’erreur, l’officier inexistant va poursuivre toute sa carrière militaire.
Dans l’épilogue du Coq d’or, il apparaît que la plupart des personnages n’existaient pas.
Dans Les Âmes mortes, le mot « âmes » désigne des serfs décédés mais considérés comme vivants d’un point de vue administratif.

Photo de citrouille Halloween prise sur Wikipédia

27 septembre 2009

Les derniers temps de la vapeur

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Photo : dans les années 60 du vingtième siècle.

Tout au fond du jardin, un mur recouvert de tuiles séparait les groseilliers de la voie ferrée. Tills se gavait des  grappes translucides lorsque le sol se mit à vibrer. Cette fois-ci, Tills se promit de ne pas bouger et de regarder la locomotive à vapeur jusqu’à la fin de la manœuvre mais comme d’habitude, la panique le saisit dès que la masse noire approcha et étendit sur lui son ombre et son souffle. La bouche encore pleine de groseilles, il courut jusqu’à la maison où on le cherchait pour le dîner. Sa mère le gronda sans conviction pour avoir pris le dessert avant la soupe et son arrière-grand-mère prédit des coliques. Malgré son air soucieux, le grand-père lança une plaisanterie sur le thème des coliques, la grand-mère fit remarquer que le moment était bien choisi et le père de Tills détourna la  conversation sur le thème de la mise en service des nouvelles motrices diesel. Le soir était doux et Tills reçut l’autorisation de retourner jouer dehors à condition de goûter à tous les plats du dîner.

Dans la cour, le tilleul filtrait les rayons du couchant. Tills aperçut la pipistrelle qui s’envolait du grenier. Comme tous les soirs, Boby, le chien des voisins, profita du portail ouvert pour  quémander des restes en un bref aboiement. Le grand-père vint à sa rencontre et lui donna des couennes de jambon. Au loin, on entendait la rumeur de la fête foraine qui s’était installée au centre-ville. J’aimerais bien y aller maintenant, risqua Tills persuadé d’un refus. Le grand-père à la mine toujours aussi soucieuse regarda se perdre le dernier rayon de soleil dans le feuillage du tilleul et haussa les épaules. Il rentra dans la maison et ressortit quelques instants plus tard vêtu de son costume de la semaine et coiffé de son béret. Il survint alors quelque chose de stupéfiant. Tills sentit sa main s’accrocher à celle de son grand-père tandis qu’ils prenaient tous deux la direction du centre-ville.

Le long du boulevard, les vieux platanes crépitaient de hannetons. Dans l’ombre des haies de buis qui clôturaient les autres propriétés, les parfums des pivoines et des iris débordaient sur le trottoir au goudron soulevé par les racines des arbres. Tills avait remarqué qu’à la faveur de l’éclairage public, on distinguait beaucoup mieux les petits trous percés dans le goudron par les talons pointus des femmes. Il trouvait bizarre cette manie de marcher avec de pareilles chaussures qui marquaient aussi les planchers. Un jour, le grand-père avait rouspété après le passage d’une dame élégante qui avait piqueté le parquet de la salle à manger. Le grand-père rouspétait souvent mais aujourd’hui, il restait silencieux et marchait d’un pas alerte sous les feuillages odorants du boulevard. Tills put courir à sa guise sur le trottoir mais le grand-père reprit sa main lorsqu’une 403 noire recula pour entrer dans le garage d’une grosse maison blottie derrière le plus vieux saule pleureur du quartier. Cette demeure était la dernière avant la place de la gare qu’ils traversèrent d’un pas rapide. Lorsqu’ils franchirent les rails brillants du passage à niveau, Tills jeta un coup d’œil aux trois cèdres qui se penchaient comme des géants indiscrets sur le ballast. Dans l’avenue qui conduisait au centre-ville, ils ne rencontrèrent qu’une 4cv et une dauphine borgne. Un petit groupe d’hommes sortit d’un bar mal  éclairé et leurs ombres s’évanouirent sous le halo d’un lampadaire. L’un deux entra dans une pissotière.

Le grand-père reprit de nouveau la main de Tills quand, brusquement, la nuit s’anima de reflets multicolores et de rythmes désordonnés. Des odeurs de sucre et de friture tournoyaient dans l’air chauffé par les moteurs des manèges. Les autos tamponneuses étaient installées sur l’esplanade de la porte monumentale. Leurs carrosseries et leurs phares flamboyaient. Le patron, un colosse à la trogne barrée d’une épaisse moustache, faisait tonner sa grosse voix dans un micro. Un peu plus haut, les avions tournaient, décollaient et atterrissaient sans relâche. C’était le manège préféré de Tills malgré les claquements du compresseur qui l’effrayaient. À l’inverse des autres pilotes qui actionnaient sans cesse le levier de décollage et d’atterrissage, Tills maintenait son avion en vol pendant toute la durée du tour pour le plaisir de se hisser au-dessus des sept platanes bordant l’église entre lesquels les attractions foraines battaient leur plein. En bas, il voyait son grand-père dans son costume sombre zébré des reflets jaunes, rouges, bleus et violets des néons. On entendait des chansons de la radio que le grand-père trouvait habituellement stupides mais qui ne semblaient pas le déranger en ce moment précis. Lorsque Tills fermait les yeux, il avait l’impression que le manège tournait plus vite mais ce n’était qu’une illusion due à l’accélération du rythme musical. Maintenant, il faisait tout à fait nuit et l’on pouvait voir les étoiles malgré les lumières clinquantes de la fête. Tills et son grand-père s’arrêtèrent devant le confiseur. Ils commandèrent un gros berlingot rouge et blanc et une portion de frites. C’est le monde à l’envers ! dit le grand-père en léchant le berlingot tandis que Tills croquait les frites. Au tir à la carabine, le grand-père creva tous les ballons mais Tills en manqua un. Pour le consoler, le grand-père lui donna un franc. Tills glissa la pièce dans une boîte à sous et ouvrit le tiroir qui contenait un pistolet miniature à ressort avec son chargeur de balles en plastique.

Sur le chemin du retour, Tills se sentit comme un aventurier de la nuit. La pendule de la gare brillait comme une deuxième lune et l’autorail, avec ses gros yeux, attendait l’aube dans la fraîcheur des trois cèdres. Au lieu de revenir par le boulevard, le grand-père décida de longer la voie ferrée et de rentrer à la maison en passant par le portillon rouillé du  jardin, ce qui était formellement interdit à Tills. Leurs pas crissaient sur du sable et du mâchefer.  Les jardins des grandes propriétés voisines exhalaient le fort parfum nocturne du buis. Le grand-père ouvrit le portillon qui donnait sur une petite terrasse où Tills venait se percher dans la journée pour surveiller son territoire. Pour descendre dans l’allée des groseilliers, il fallait chercher d’un pied une barre d’appui en métal scellée dans le mur recouvert de tuiles et poser l’autre pied sur une marche en tôle. Un petit saut et on était au fond du jardin.

Sous la lune, le potager luisait et embaumait. Tills traîna les pieds, grappilla des groseilles et demanda :  est-ce que la locomotive reviendra demain ? La silhouette massive du grand-père s’engouffra sous les feuillages denses des vieux pommiers. Sa voix semblait se perdre dans un autre monde. Non, répondit-il sans se retourner, la dernière a manœuvré aujourd’hui. Elle ne reviendra plus.

© Éditions Orage-Lagune-Express 2009.


12 septembre 2009

Tu écris toujours ? (52)

mdl18_couv-hdef.jpgConseils aux écrivains qui se font interviewer

Cet épisode de TU ÉCRIS TOUJOURS ? (FEUILLETON D’UN ÉCRIVAIN DE CAMPAGNE) est paru dans Le Magazine des Livres n°18, juillet/août 2009.

Pendant que je donnais son bain au canari — le pauvre ne peut plus monter tout seul dans sa baignoire en raison de son grand âge — le téléphone a sonné.  À la voix qui me demandait si j’étais bien moi-même, j’ai répondu « non, il s’est absenté » , histoire de me voir venir et de noter qu’un journaliste souhaitait m’interviewer. J’ai promis de transmettre le message dans les meilleurs délais, ce qui, de ce point de vue, était la stricte vérité, et j’ai décidé de faire le point. J’aime beaucoup faire le point, mais comme je le fais plusieurs fois par jour, je n’ai pas forcément le temps de m’occuper du reste.

Tel est mon premier conseil si l’on vous demande une interview : faire le point et ne pas sauter de joie, car même si l’on ne peut pas voir à l’autre bout du fil que vous vous pendez au lustre d’allégresse, cela peut se deviner. Le journaliste risque d’en conclure que vous n’êtes pas souvent interviewé et en déduire que, finalement, vous ne méritez point de l’être. Ne faites pas le point trop longtemps. Après un ou deux mois, on pourrait croire que la proposition vous laisse froid. Le journaliste a été muté pendant que vous faisiez le point ? Tant pis pour lui, ça lui apprendra à être patient. Sa hiérarchie ne l’a pas encore désigné comme volontaire pour une mutation ? Tant mieux. Vous allez pouvoir l’informer du bout des lèvres de votre décision de lui être agréable en acceptant de bien vouloir lui parler.

Maintenant que le rendez-vous est fixé, comprenez le but de votre interlocuteur. On est en plein mois d’août en sous-préfecture et vous avez affaire à un localier ? Cela signifie que même les chiens écrasés sont partis en vacances et qu’il ne reste plus qu’une solution au malheureux pour remplir sa page : vous. Si vous tenez malgré tout à ce papier dans Le Républicain Populaire Libéré du Centre, demandez le stagiaire d’été. Il vous soignera mieux, avec ses illusions juvéniles et ses participes aux accords imparfaits, que le vieux caïman en fin de carrière allergique à la littérature et capable de vous fourguer un pigiste des sports pour critiquer vos œuvres. C’est ce qui m’est arrivé lors de la parution d’un de mes premiers livres. L’article promis a mis un an à paraître sous la signature d’un spécialiste de la boule lyonnaise. Le papier n’était pas mal mais rédigé dans un style — comment dire ? — un style très « boule lyonnaise » . J’ai dû me pincer plusieurs fois en lisant cette prose tardive. Moralité, quand le bouliste se pique de littérature, l’écrivain prend les boules.

Bien choisir le lieu de l’interview. Si le journaliste vous propose son bureau, méfiance, cela peut être le bar du coin où une radio qui n’a rien de commun avec France-Culture confisque tout l’espace sonore public. Vous n’entendrez pas les questions du journaliste qui comprendra vos réponses de travers, ce qui peut donner un résultat intéressant si vous êtes nostalgique du surréalisme. Dans le cas contraire, faites-vous livrer le journaliste à domicile.

À l’époque où j’habitais encore en ville, j’ai tenté une fois cette expérience que je n’ai jamais reconduite en raison du comportement de ma voisine,  chanteuse candidate à Décibel-Académie dans la section amateurs. Elle ouvrit ses fenêtres au moment de l’interview et commença à s’entraîner. Elle entama une longue vocalise déchirante qui monta en puissance pour mourir une première fois en un profond sanglot auquel succéda une plainte entrecoupée de hoquets de type tyroliens. Le journaliste dressa l’oreille. La voisine en profita pour offrir un deuxième service. Le journaliste roula de gros yeux inquiets et demanda :
« Quels sont ces cris affreux ? Quelqu’un s’est-il blessé ? »
— Ce n’est rien, dis-je, c’est la voisine.
Le journaliste me lança un regard sévère.
— Comment ça, ce n’est rien ? Il faut porter secours à cette malheureuse !
Comme pour confirmer les craintes du journaliste, la voisine cala sa voix éraillée sur un grave soupir qu’elle transforma en un terrible crescendo vibrato aussitôt relayé par un hurlement sauvage (probablement une chanson adaptée du Fado) agrémenté de trois vigoureuses reprises. Les tourterelles tranquillement occupées à fracasser du bec le crâne de quelques passereaux pour leur engloutir la cervelle interrompirent leur déjeuner et s’envolèrent à grand fracas en même temps que moineaux, merles, mésanges, pies et corbeaux épouvantés.
— Pauvre femme, crut bon de compatir le journaliste. Là,  je crois qu’elle fait un malaise, il faut appeler d’urgence un médecin !
— Ah non !  répliquai-je au milieu d’une nouvelle batterie de vocalises.
Le journaliste me dévisagea encore plus sévèrement : « Quel manque de compassion pour vos semblables ! Je suis outré ! » Et il me fit un très méchant article. Je me suis consolé en apprenant que la voisine n’avait pas été retenue à Décibel-Académie. Bien fait pour elle !